L’école, en panne de projet politique ?

L’école, en panne de projet politique ?

La France aime débattre de l’école. L’institution scolaire s’y est historiquement construite parallèlement à la démocratie et son pilotage soulève des enjeux aussi essentiels que le savoir, l’autorité ou la justice.

Il est sain que ces problèmes fassent l’objet d’un actif débat public. Pour conduire une politique éducative, la discussion des projets doit entraîner l’adhésion d’un nombre suffisant de citoyens et offrir aux enseignants un horizon qui donne sens à leur action quotidienne. Pour pratiquer ce métier, mieux vaut croire en effet à ce qu’on fait et savoir pourquoi on le fait : c’est là, une fois encore, affaire de politique.

À l’heure où un nouveau ministre prend ses fonctions, il n’est pas inutile de se demander dans quelle tradition politique il pourrait inscrire son action, et dans quelle mesure le débat public des dernières décennies est parvenu à dessiner des cultures politiques suffisamment stables, identifiables et adaptées aux cadres ordinaires du débat politique institutionnel, notamment à la division droite/gauche.

Pour ce faire, on s’appuiera sur une étude systématique de la façon dont la presse d’information générale a, depuis les années 1960, relayé les débats éducatifs afin d’identifier, à côté des textes officiels produits par les organisations politiques, ce qui résiste au filtre médiatique et se diffuse au-delà des cercles de spécialistes, avec une chance sérieuse de constituer une culture politique. Ce que montre cette étude, c’est qu’il est très difficile de cerner, dans les nombreuses controverses qui ont marqué l’histoire récente des débats éducatifs, des orientations claires et durables.

Esquive et confusion à gauche

La gauche, pour sa part, sait se référer à des symboles forts. Ses organisations invoquent très souvent le plan Langevin-Wallon de 1947, qui a imaginé à la Libération l’école de la société nouvelle qu’on voulait alors construire. Mais sa mention dans la presse ne dit jamais rien de son contenu. Jean-Pierre Chevènement s’en réclame même à plusieurs reprises à partir de 1984 pour défendre ce qu’il appelle « l’élitisme républicain », sans que personne ne lui signale que l’illustre texte défend en fait le contraire.

Tout au long des années 1970, la gauche s’est efforcée de s’inscrire dans le sillage d’un autre symbole : Mai-68. Mais c’est en subordonnant à chaque fois, dans ses prises de position médiatisées, les enjeux éducatifs à des préalables plus généraux comme « l’instauration d’une société socialiste » (Charles Josselin, 1973) et la nécessité du « Programme commun de gouvernement ». La communication des syndicats et des partis de gouvernements mettait en fait en scène leur unité dans une opposition systématique au pouvoir. C’est ainsi qu’ils ont bruyamment porté dans la presse, entre 1975 et 1977, leur « union sacrée contre la réforme Haby », sans jamais aborder la question du « collège unique » comme un débat prioritaire.

Présente au pouvoir à partir de 1981, la gauche unie (derrière un Parti socialiste bientôt hégémonique) a abondamment communiqué sur la « priorité à l’éducation », en faisant le premier budget de l’État, mais n’a pas eu beaucoup d’occasions de défendre ses choix concrets les plus forts devant les médias.

Des réformes aussi importantes que les zones d’éducation prioritaire (ZEP), qui relèvent d’un principe, nouveau, de discrimination positive, le baccalauréat professionnel, mis en place à partir de 1985 en vue de mener « 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat » ou le fait de mettre l’élève « au centre du système », ont été peu remarquées par les médias, cette discrétion permettant d’ailleurs au pouvoir d’éviter les controverses porteuses de divisions internes.

Entre 1997 et 2017, Claude Allègre (ministre de 1997 à 2000) ou Vincent Peillon (de 2012 à 2014) ont tenté d’ouvrir des débats de fond, mais la visibilité médiatique de l’agressivité du premier a éclipsé ses projets de réforme tandis que la très forte opposition suscitée par la réforme des rythmes scolaires du second a masqué son travail de « Refondation ».

En 1999, le ministre Claude Allègre présente son projet de réforme de l’école primaire.

En fait, les échanges d’idées les plus nourris ont été porteurs de divisions plus qu’ils n’ont contribué à fédérer la gauche autour d’une culture commune. Des ministres Alain Savary à Najat Vallaud-Belkacem, en passant par Lionel Jospin ou Claude Allègre, ceux-ci ont porté sur des projets de réforme favorables aux méthodes pédagogiques alternatives, censées favoriser la prise en charge de publics scolaires devenus plus hétérogènes, grâce au travail en équipe des professeurs et au recours à des techniques plus individualisées.

Or, bien que soutenues par les mouvements pédagogiques, ces réformes ont été perçues par la base enseignante et ses syndicats majoritaires (électorat clé pour la gauche) comme des injonctions brutales méprisant les difficultés qu’ils rencontraient au quotidien. Les grèves, manifestations et polémiques qui ont suivi ont généralement mené à une politique de concessions et/ou à une défaite électorale.

Ces divisions sont d’autant plus profondes qu’à chaque épisode de conflit, l’encadrement idéologique de l’opposition aux réformes, dans la presse et l’édition, a été assuré par un discours créant un clivage supplémentaire. Reformulant des anathèmes récurrents, des personnalités généralement issues du monde universitaire ou médiatique ont su séduire durablement aussi bien à gauche qu’à droite en dénonçant dans les réformes la marque du « pédagogisme », idéologie peu définie qui serait à leur avis responsable des problèmes de l’École. Lorsqu’en 1984, Jean-Pierre Chevènement, alors ministre socialiste, reprend à son compte ce discours « antipédagogiste » à tonalité conservatrice, il donne naissance à un courant dit « républicain » qui a connu depuis une importante postérité, tout en brouillant un peu plus les pistes à gauche.

Schizophrénie et velléités à droite

La confusion idéologique n’est pas moins grande dans l’expression publique de la droite, écartelée dès les années 1970 entre deux priorités contradictoires. Assumant alors les responsabilités du pouvoir, les ministres successifs ont accepté de répondre aux aspirations à la libéralisation du rapport pédagogique et de parachever la politique de massification du second degré à l’œuvre depuis 1959 à travers l’institution du collège unique en 1975. Dans le même temps, les réseaux conservateurs, des colonnes du Figaro au SNALC, en passant par l’UNI ou le Club de l’Horloge, s’indignaient de cette politique de concessions.

Au-delà de la défense de l’école « libre », victorieuse en 1984, la droite des années 1980 s’est approprié certains marqueurs idéologiques portés par la dynamique antipédagogiste. Pourtant, lors de leur passage au pouvoir, ses principales personnalités n’ont pu mettre en œuvre la suppression du collège unique, la fermeture des IUFM (« institutions pernicieuses aux mains de médiocres ou d’illuminés », selon François Fillon) ou l’abandon du principe selon lequel l’élève devrait être « au centre du système », sur lesquels ils avaient abondamment communiqué. Se construisant dans l’opposition sur le mode polémique, la culture conservatrice s’est une fois encore heurtée aux faits.

Manifestation contre le projet de loi Savary, en 1984.

L’option libérale a davantage donné lieu à des réalisations concrètes. La décentralisation, pensée avant tout comme une responsabilisation des cadres intermédiaires (particulièrement des chefs d’établissement), a ainsi été un souci prioritaire de Luc Ferry comme de Jean-Michel Blanquer, et se manifeste jusque dans le « Pacte » promu à la rentrée 2023 par Emmanuel Macron.

Mais elle offre peu de prises au monde conservateur pour se distinguer de la gauche, qui s’est longtemps réclamée de valeurs décentralisatrices et qui, dans les années 1980, s’est parfaitement approprié l’idée selon laquelle l’École devait s’adapter aux besoins des entreprises : c’était une autre priorité de la communication de Jean-Pierre Chevènement.

Il faut en fait attendre 2007 pour que la droite adopte sur l’éducation une communication donnant la priorité à la construction d’une identité véritablement conservatrice. Nicolas Sarkozy est alors le premier candidat au deuxième tour de l’élection présidentielle à accorder une place importante à l’école dans sa campagne, et ce en mettant en avant la question de la discipline et de l’autorité. Dès lors, l’École devient un terrain privilégié pour la refondation idéologique d’une droite qui doit, sur l’autre bord, se mesurer à une extrême droite en pleine ascension.

Dans l’opposition depuis 2012, les parlementaires Les Républicains, à l’instar de ceux du Rassemblement national, et suivis à l’occasion par Jean-Michel Blanquer, saisissent toutes les occasions de manier des marqueurs idéologiques, positifs, comme l’uniforme ou le lever de drapeau, ou négatifs, comme l’écriture inclusive, le « wokisme » ou les tenues religieuses.

Une réflexion politique nécessaire à l’engagement éducatif

Il n’est pas certain que ce travail, essentiellement symbolique, suffise à construire une culture partagée à droite. À gauche, les forces désormais appelées à jouer un rôle moteur, des écologistes à la France Insoumise, ont rarement l’occasion de s’exprimer sur les questions éducatives, de sorte que les perspectives risquent aussi d’y demeurer floues. Encore peu fondées factuellement, les nouvelles oppositions, imaginées par le pouvoir actuel, entre « progressisme » et « populisme » ou entre « arc républicain » et « extrêmes », manquent de contenu.

Historiquement, la question du statut de l’école privée est en fait le seul point qui soit parvenu à unifier durablement des camps et à susciter des oppositions claires, porteuses de véritables identités politiques. Mais depuis que les manifestations monstres de 1984 et de 1994 ont convaincu les uns et les autres de ne plus toucher au statu quo, celles-ci ont perdu de leur consistance.

Or l’école a besoin de politique. On ne redonnera pas aux jeunes l’envie de s’engager dans les métiers de l’éducation sans leur permettre d’inscrire cet engagement dans un projet qui le dépasse. On ne mobilisera pas les enseignants pour une réforme, si nécessaire soit-elle, sans que celle-ci soit sous-tendue par une vision. C’est là affaire de travail programmatique et de mise en débat, d’activation d’un imaginaire et de mise en scène de clivages clairs et durables. Et sur ce point, tout reste à faire.

Yann Forestier, Chercheur associé au Centre Amiénois de Recherche en Education et Formation (CAREF). Professeur agrégé d'histoire, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Image : k_samurkas / Shutterstock.com

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